Essor des énergies renouvelables, gestion de la ressource en eau, adaptation face à la canicule… Les données liées à la transition écologique peuvent être mobilisées par les villes pour améliorer l’efficacité de leurs politiques publiques. Mais si les données publiques font l’objet d’un régime d’ouverture et peuvent être en open data, ce n’est que partiellement le cas pour les données privées. Les initiatives locales et nationales se multiplient pour proposer des modèles de gouvernance autour de communs, c’est-à-dire des plateformes de partage de données entre acteurs d’un même écosystème.
«C’est le bazar » est le retour « le plus fréquemment entendu de la part des acteurs qui travaillent à mettre le numérique au service d’une politique publique. La transition écologique n’y échappe pas », souligne la Feuille de route numérique et données pour la planification écologique, publiée en décembre par le secrétariat général à la planification écologique dans le cadre de France Nation verte, plan d’action lancé en octobre 2022.
Cette feuille de route, qui consiste à utiliser les données pour accélérer la transition écologique, est très large et nécessite un « désilotage systémique », la fin de travaux menés en silos. « Le “bazar”, c’est à la fois la pluralité des acteurs publics comme privés, avec des enjeux majeurs de gouvernance et d’interopérabilité des données entre elles et des conditions de partage de ces données », appuie Céline Colucci, déléguée générale du réseau Les Interconnectés, qui a pour mission d’accompagner la transformation numérique des collectivités.
Une foule d’intervenants et d’initiatives
« Le premier enjeu au sujet des données environnementales, c’est l’articulation entre les diverses sphères qui les produisent. On a affaire à une diversité de sources, d’échelles et, donc, il y a une certaine fragmentation de celles-ci , relève Maryse Carmes, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, spécialisée dans l’innovation territoriale et les politiques numériques. La première question que peuvent se poser les responsables territoriaux c’est : “Où trouver ces données ?” Les sources peuvent être issues du programme européen Copernicus (1), d’organismes publics tels que l’IGN, de l’Ademe et du Cerema, des observatoires régionaux de l’énergie, etc. »
Entre acteurs publics, la circulation de la data n’est cependant pas une évidence. « La relation entre l’Etat et les collectivités, en matière de données, génère une certaine frustration [chez ces dernières] », pointait, en 2023, la mission Data et territoires, évoquant « une gouvernance qualifiée de déséquilibrée », « des échanges de données à sens unique, souvent sans concertation » et « des actions de l’Etat nombreuses, mais mal coordonnées ».
S’y ajoute la difficulté que représente l’énorme gisement de données environnementales entre les mains d’acteurs privés, toutefois incités, dans le cadre du Data Governance Act européen, applicable depuis septembre 2023, à partager leurs données d’intérêt général. En parallèle, les collectivités s’approprient le cadre juridique des données à travers l’introduction de « clauses data » dans la commande publique : 60 % de celles de plus de 3 500 habitants y ont recours, contre 50 % en 2022, selon l’observatoire Data publica. Elles sont plus de la moitié à en utiliser « pour asseoir le statut public des données produites par des entreprises agissant dans le cadre de missions de services publics », « 42 % pour prescrire des standards et des formats de données pour les exploiter » et « 39 % précisent des modalités de publication en open data ».
Si un Health Data Hub national rassemblant les données de santé est opérationnel, il n’existe encore rien de comparable pour les données environnementales. L’écosystème recèle donc quantité d’intervenants, d’initiatives et de cas d’usage. « On ne peut pas rester sans rien faire en attendant un hypothétique “graal national”. Tous les acteurs ont besoin d’avancer.
Les collectivités, dont les villes, capitalisent sur des savoir-faire existants, comme les SIG, et s’organisent à leurs échelles, selon leurs compétences et obligations, décrypte Céline Colucci. Localement, elles peuvent aussi passer des accords avec des acteurs privés, mais il faut négocier au cas par cas et projet par projet. » L’un des axes à développer sur ce point est la constitution de « data spaces » permettant le partage de données entre acteurs.
Une aide à l’ingénierie et à la formation
Ainsi, dans une logique « d’altruisme de données », le Climate Data Hub porté par la région Centre – Val-de-Loire se veut « la première coopérative de données pour le climat en France ». Le consortium, qui réunit 32 partenaires, dont des collectivités et des entreprises privées, vise à « aligner des intérêts différents au service de l’intérêt général, au travers de cas d’usage », indique Grégory Delobelle, chargé de mission au Climate Data Hub.
De son côté, la métropole de Rennes (43 communes, 467 900 hab.) fait figure de pionnière puisqu’elle a bâti, depuis 2020, la plateforme Rudi (« Rennes Urban Data Interface ») afin de permettre aux acteurs publics et privés de partager des données tout en en gardant la maîtrise, certaines étant ouvertes, d’autres en accès restreint, avec, parmi ses cas d’usage, la valorisation des données énergétiques.
Mais toutes les collectivités ne disposent pas de tels moyens. « Nous appelons de nos vœux à mieux outiller les villes, en particulier de taille intermédiaire et les plus petites, ayant des obligations et peu d’ingénierie ou de moyens », appuie Gabriela Martin, directrice générale d’Open Data France. Facilitation du zéro artificialisation nette des sols, rénovation énergétique des bâtiments, accélération du déploiement des énergies renouvelables et des mobilités douces…
Les entrées étudiées par l’association dans son dossier « Data impact, les usages des données au service de la transition écologique », paru en octobre 2023, ont dégagé six enseignements, dont la nécessité de développer les compétences « data », de systématiser le partage de données, de bâtir une gouvernance large et de prioriser les actions.
« Le sujet est complexe : il faut avoir la compétence, récupérer les données, les structurer, identifier les cas d’usage. Pour cette raison, nous accompagnons les collectivités qui le souhaitent en ingénierie. Aujourd’hui, 70 % d’entre elles nous sollicitent sur des sujets liés à la transition écologique », révèle Jeanne Carrez-Debock, responsable « innovation et données territoriales » à la Banque des territoires.
L’institution apporte aussi son concours au niveau de l’acquisition des savoir-faire, « que ce soit pour prévenir les ruptures d’approvisionnement en eau, piloter le suivi d’un plan climat – air – énergie, optimiser le tri des déchets ménagers, etc. Sur dix cas d’usage de collectivités que nous accompagnons sur le volet de la formation, plus de 60 % portent sur des sujets de transformation écologique », poursuit la responsable.
Selon l’observatoire Data publica, ce thème arrive deuxième (derrière l’administration et la gestion interne) des domaines d’application des projets « datas », avec des déclinaisons cumulables par les collectivités : 58 % sont consacrés à l’énergie et à l’éclairage, 55 % aux mobilités, 46 % à l’eau et 40 % aux déchets. Parmi les tendances, « 2025 pourrait bien être l’année des jumeaux numériques, qui rassemblent dans une cartographie (parfois en 3D) de nombreuses données d’un territoire pour faire des simulations et des projections. […] Si seulement 5 % des collectivités de plus de 3 500 habitants disposent d’un jumeau numérique (33 % des métropoles), 19 % des collectivités annoncent leur intention d’en déployer un dans les douze prochains mois », indique son étude parue ce mois-ci.
Un changement d’échelle nécessaire
« Le futur de la carte, c’est le jumeau numérique. On passe d’un médium qui permettait de décrire à un jumeau qui permet de simuler, anticiper, prédire », confirme Emmanuelle Roux, conseillère du directeur général de l’IGN. Avec le Cerema et l’Inria, l’IGN planche sur ce défi majeur : offrir une réplique numérique du territoire faite de données 2D et 3D, de données « métier » locales et de flux d’informations (cours d’eau…) afin que les territoires puissent réaliser des simulations. Ce jumeau s’appuiera sur un projet de « géoplateforme » se voulant une « nouvelle infrastructure publique des géodonnées, pour le catalogage, le stockage et la diffusion des données », ajoute-t-elle.
Un projet qui va dans le sens du rapport collaboratif « Plaidoyer pour les grandes oubliées : les infrastructures publiques de partage de données », de Laura Létourneau, ex-déléguée ministérielle au numérique en santé et ancienne directrice « numérique et données pour la planification écologique » dans les services d’Elisabeth Borne. Cette étude insiste sur la nécessité de bâtir des infrastructures de partage de données, point sur lequel Emmanuelle Roux abonde : « Nous avons toujours fait nation via des infrastructures assurant des continuités territoriales. Dans la data, nous avons des bouts d’interface, sauf que rien n’est encore achevé pour que la donnée circule. Nous devons passer à l’échelle. »
Focus
Questions à… Thomas Cottinet, directeur de l’Ecolab, le laboratoire de l’innovation au service de la transition écologique du Commissariat général au développement durable
Quelles missions de l’Ecolab concernent les villes ?
Nous soutenons les initiatives accélérant l’usage de la donnée pour une politique publique liée à la transition écologique, souvent avec ou par des collectivités et, dans ce cadre, la transition des villes fait partie des gros sujets sur lesquels nous travaillons.
Nous animons aussi le Conseil national de l’information géolocalisée, au sein duquel on regroupe tous les niveaux de collectivités, ministères et entreprises, et qui vise à produire des standards et référentiels dans une logique de reproductibilité et de standardisation, comme pour le pilotage de l’artificialisation des sols.
Enfin, nous sommes un laboratoire d’innovation, donc nous encourageons les collectivités à recourir à la donnée et à l’IA pour la transition, à travers, par exemple, la création de l’appel à projets « démonstrateur d’IA frugale pour la transition écologique des territoires ».
Avez-vous des exemples appliqués ?
Nous travaillons avec Noisy-le-Grand sur le pilotage énergétique de 200 bâtiments publics, à l’efficience des services de propreté de Metz, à la baisse de la pollution de l’air et du bruit avec treize collectivités du Val-de-Marne… Ces projets ont la donnée au cœur et un objectif de reproductibilité dans une logique de communs. Pour mieux prendre en compte l’impact de l’environnement sur la santé, nous collaborons avec l’Ademe et des villes sur une dizaine de projets.
Dans cette logique de communs, travaillez-vous sur un grand projet ?
Nous travaillons à la création d’un hub pour les indicateurs territoriaux de la transition écologique afin de créer une infrastructure « réceptacle » d’indicateurs standardisés pour que les collectivités puissent suivre les actions menées sur leur territoire. Cet outil devrait être opérationnel en début d’année et sera versé à la plateforme des données de la transition écologique « ecologie.data.gouv », présentée au congrès et au salon des maires cette année.
Focus
L’impact environnemental doit être pris en compte
« IA et transition écologique : stop ou encore ? », était l’une des tables rondes du salon de la data, organisé à Nantes, en septembre. Hausse des émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau des data centers, etc., les infrastructures de données peuvent avoir une empreinte environnementale conséquente, sans compter l’essor de l’intelligence artificielle.
« A lui seul, le numérique ne sauvera pas le vivant. Il contribue même à aggraver le dérèglement climatique par certains aspects. Impact environnemental significatif du numérique, écueil du technosolutionnisme quand il se déploie au détriment de la sobriété, paralysie de l’action dans l’attente fantasmée d’une connaissance parfaite de la situation […], le numérique vient avec un lot de risques réels », rappelait la Feuille de route numérique et données pour la planification écologique, coconstruite par 300 agents publics nationaux et territoriaux et publiée par le secrétariat général à la planification écologique, en décembre.
De son côté, l’appel à projets « démonstrateur d’IA frugale pour la transition écologique des territoires » a, dès sa conception, intégré cette nécessité de sobriété. L’impact environnemental doit donc impérativement être pris en compte. Des outils, comme le projet Green Algorithms, calculent l’empreinte carbone de projets basés sur des jeux de données et d’entraînement d’IA.